Shadi Fathi

Les hommes qui ne parlent que de conquêtes de mondes
impossibles sont toujours en guerre par peur de mourir.
Je ne suis pas très sûr, c'est peut-être une chanson
italienne, je me répête ces mots dans la tête comme pour
oublier les bombardements, ou pour oublier ces avions de
chasse qui franchissent le mur du son pour terroriser une
population à l'aguet et épuisée depuis longtemps. Les hommes
ne s'occupent pas des rideaux, ces tissus pour se cacher,
pour éviter de regarder la réalité, le monde extérieur, pour
éviter d'être vu. Se protéger, en somme. Les tapis sont déjà
en place, la maison peut être habitée. Mais les hommes,
où sont les hommes, que doivent-il conquérir encore ?
Je me réveille, mais je n'étais pas dans “mon” rêve, je
squattais le rêve de quelqu'un. Celui d'une femme ?
Je me rendors, une femme est
assise à mes côtés, le setâr dans les bras, elle me parle à
travers son instrument. Puis de longs silences se détachent
de sa robe gracieuse. Elle raconte, j'écoute, je prends la
vie au mot. Les rideaux sont fermés. C'est insensé cette
sensation d'être loin de tout et proche de tout. Des
silhouettes flottent dans l'air et se collent aux murs. Le
trois cordes emportent les doigts de Shadi Fathi, à
l'extrême profondité d'un monde virtuose, d'une vie inégale
à elle-même, vers un son dont elle s'étonne encore et
encore, elle sourit et se laisse emporter. Le mûrier de la
caisse de résonnance, s'excuse presque de rebondir et tout
s'arrête subitement lorsque, pour une raison à peine
compréhensible, de petits bouts de lumières éclatent, comme
une effervescence de la beauté.
Je dis à la femme : on
m'a installé ici, on m'a demandé d'attendre, j'ai attendu,
je me suis endormi, j'avais sommeil, un sommeil profond,
un sommeil de mort, votre musique m'a ramené à la vie.
Toutes les musiques ramènent à la vie. Je me lève
puis : je me présente, mon nom est Patrick Lowie,
bricoleur de rêves. Elle rit, d'un rire presque
présomptueux, mais je sens bien qu'il n'en est rien, dans
son rire, il y a de l'expérience, du vécu, de la vie et de
la mort, de la survie. Elle me dit : mon nom est
Shadi Fathi, je ne connais pas cette maison, en arrivant
tout le monde m'a fait comprendre que c'était ma maison,
mais je ne la reconnais pas, alors je fais semblant. Avant
de jouer, je regardais tous ces gens en train de manger et
de discuter, je les connaissais bien sûr, il y avait mes
parents, mes grands-parents, ma soeur, il y avait du
monde, des vivants et des morts, tout le monde était là.
Je lui dis que j'ai vu ces gens aussi en entrant mais que
j'avais l'impression qu'ils ne me voyaient pas, comme si
j'étais un étranger, et que cela m'avait procuré un certain
plaisir, parce que d'être étranger dans un pays vous procure
cette sensation de n'appartenir à personne, de n'être
redevable à personne, le statut d'étranger est le plus beau
statut qui soit, c'est un statut léger proche du rêve.
Je vois soudainement Shadi
Fathi s'inquiéter, elle se lève pour vérifier si les rideaux
sont bien fermés, elle prend le tissu en main comme si elle
n'avait jamais vu celui-là, on sent dans son regard l'envie
de se draper. Elle se retourne et me dit :
suis-je
vraiment chez moi ? Je réponds que nous sommes
probablement ailleurs, en balade onirique, elle ouvre le
rideau et une belle lumière dorée, blanche éblouit la pièce.
Ce n'est pas le moment de se réveiller, lui dis-je,
le setâr a encore besoin de vos doigts. Je me lève et me
dirige vers la fenêtre, je regarde au loin et je me lance:
un
jour, les hommes n'auront plus rien à conquérir, et nous
pourrons laisser les rideaux aux vents et les cordes
s'emballer pour nous rendre cette sérénité disparue il y a
si longtemps.
Qui est Shadi Fathi ?
Virtuose du setâr, luth à manche long, Shadi
Fathi perpétue l’héritage millénaire de la musique
classique persane par une expérience de concertiste au
long cours et par un lumineux sens de l’improvisation.
Disciple du grand maître Dariush Talaï à Téhéran, elle
maîtrise également les instruments à cordes
traditionnels tels que le târ ou le shourangiz et fait
vibrer sa sensibilité sur des percussions digitales
comme le zarb ou plus particulièrement le daf, avec un
style de jeu dans la lignée de la confrérie Ghâderiyeh
du Kurdistan Iranien.
Installée en France
depuis 2002 et retournant régulièrement en Iran, cette
artiste confronte dès lors sa musicalité fleurie aux
esthétiques européennes et méditerranéennes, multipliant
les collaborations sur disques et sur scène et
nourrissant son imaginaire sonore de la langue du poète
persan Hâfez ou de celle du contemporain argentin
Roberto Juarroz tout autant que par les écrits du
cinéaste iranien Abbas Kiarostami ou ceux du peintre
français Henri Matisse. Avec ces inspirations
tutélaires, elle tisse ce fil ténu qui, d’un trait, d’un
mot, d’un regard ou d’une note, transperce la beauté et
contient dans l’infini détail la puissance de
l’universalité.