Pierre Guéry

Vis ta vie. Ne sois pas
vécu par elle. Dans la vérité et dans l’erreur,
dans le plaisir et dans l’ennui, sois ton être
véritable. Tu n’y parviendras qu’en rêvant, parce que ta
vie réelle, ta vie humaine, c’est celle qui, loin de
t’appartenir, appartient aux autres.
Tu remplaceras donc la vie par le rêve, et ne te
soucieras que de rêver à la perfection.
Fernando Pessoa
Grosse chaleur au port. On
nous a pris pour des chaussures. On nous a mis dans des
boîtes à chaussures. La liberté est de retour, mais nous
avons perdu l'envie d'ailleurs. Avant, le nom d'une ville
suffisait pour faire démarrer un rêve. On nous a mis dans
des boîtes à chaussures. Avant, nous pouvions nous
attacher puis nous arracher. On nous a pris pour des
chaussures, les lacets sont noués, au risque de
s'étrangler, crie un vieil homme, dos au mur tel un
navire échoué, affalé entre deux poubelles de poèmes éculés,
sa bouteille est vide sans message ne sachant même plus où
l'envoyer. Pourtant la mer n'est pas loin : on entend
la symphonie de l'eau, l'orchestre des vents, les vagues à
l'âme. La bouteille roule, aimerait se briser pour ne plus
faire office de facteur, mais elle roule, roule, dans les
rues comme par miracle. La bouteille s'échappe. Elle dévale
trop vite la pente, impossible de la suivre, elle rêve
d'être un tonneau de dark rum et humer la mélasse à
longueur de journée. La ville décède, les gens ont peur, les
maisons disparaissent. Je me réveille dans un train sans
trop savoir où je vais, d'où je viens. Je regarde à travers
la vitre, au loin, une route de campagne, déserte et plate.
Je vois un homme chargé en bagages divers et affublé d'une
bicyclette aux roues octogonales. Je suis seul dans le
train. Le train est vide. J'aimerais le rejoindre, mais les
portes sont fermées, je casse la vitre d'un coup de tête, je
me libère du train. Le visage ensanglanté, le torse bombé,
sûr de moi, je m'approche de lui. Bonjour, vous êtes
Pierre Guéry, n'est-ce pas ? Il s'allume une
cigarette et me regarde d'un air curieux, il me dit : mais,
c'est que j'ai l'impression de vous connaître. Ne
seriez-vous pas... attendez... votre nom va me revenir..
oui, oui.... nous sommes en pleine campagne, et
j'entends des vagues, de l'eau, des vagues d'une mer douce,
mais il n'y a pas d'eau ici. Vous m'en voyez franchement
navré, oulala mon bonhomme, allez-vous bien ? Vous
avez beaucoup de sang sur le visage. Je m'approche
encore d'un mètre et je lui tends la main : Patrick
Lowie, guérisseur de rêves. Tu ne me reconnais pas
Pierre ? Je ne sais pas pourquoi je l'ai tutoyé,
je lui demande s'il a un miroir. Il cherche dans tout son
barda et il me donne un miroir de poche.
Mon visage n'est pas le
mien. Le sang coule de source comme une fontaine de vin
rouge. Il reprend son miroir ovale : vous avez dit
guérisseur de rêves, je ne comprends pas, vous pensez que
les rêves peuvent être malades ? J'ai fait un drôle
de rêve cette nuit, j'étais en route sur un chemin de
campagne, pas comme ici, ici la mer est superbe, vous avez
vu l'horizon ? C'est magnifique. Je me retourne,
je ne vois pas la mer, juste la campagne, et mon train qui
m'attend au loin. Et d'un coup, je me rends compte que
mon vélo a des roues octogonales. Vous imaginez cela,
impossible d'avancer. Donc je décide de prendre le train,
je suis allé jusqu'à la gare de mon village et tout était
désert, mais j'ai pris le train qui était vide. Puis on a
du descendre du train pour en prendre un autre, je dis
« on » mais il n'y avait que moi. J'ai changé de
train avec toutes mes affaires, j’emprunte le long passage
souterrain pour le changement de quai et cette translation
me semble interminable. Mes gestes sont lents, mes
mouvements embarrassés. Je vous avais prévenu peuchère, ce
rêve m'a effrayé. Je parviens sur l’autre quai, il est
évidemment trop tard, le train a refermé ses portes et il
est parti sans moi et l'autre train n'était déjà plus là.
Vous imaginez le décor vous : mon village désert, les
trains partis, puis dans les oreilles ce vrombissement
d’insectes affolés, et dans le nez l’odeur âcre du métal
des rails, chauffés par un soleil de plomb ? C'était
de la folie pure et simple, je vous le dis. Vous prétendez
être guérisseur, ne seriez-vous pas poète plutôt ?
Que faites-vous ici au bord de mer ?
Ce rêve peut paraître un
cauchemar, mais je sens une immense quiétude dans cette
campagne. Pierre Guéry s'allume une deuxième cigarette. Je
me dis que c'est peut-être un autre moi qui s'est présenté à
lui, je retourne au train, et je me vois assoupi. La vitre
n'est pas brisée. Je m'avance sur les quais et je comprends
que je suis en gare de Mapuetos. La cigarette en bouche, je
vois l'homme arpenter les routes en pleine campagne sur son
vélo aux roues octogonales. De fines gouttes de pluie
rafraîchissent l'atmosphère, il me fait des grands signes de
loin et crie : méfiez-vous ! Ce village est
désert, les trains sont vides et ne partent jamais !
Je suis pieds nus, sans
chaussures. J'ai remplacé la vie par mes rêves. La campagne
devient jungle très rapidement mais j'entends toujours la
mer et ses vagues.
Qui est Pierre Guéry ?
Né en 1965 à Marseille, Pierre Guéry a étudié la
musique instrumentale, l’art vocal, l’art dramatique et
la danse contemporaine avant de se diplômer en lettres
et en phonétique appliquée à la didactique des langues
vivantes.
Voyageur dans la géographie du monde et dans celle de
l’intime, il se déplace sans cesse d’une discipline à
l’autre pour explorer une écriture poétique que l’on
pourrait qualifier de transgenre. Cet espace
d’expériences multiples et décloisonnées, nourri aussi
bien de littérature, de théâtre, de poésie sonore que
d’anthropologie, de psychanalyse et de danse butô,
oriente sensiblement son approche d’une poésie scénique
également marquée par ses nombreuses collaborations avec
d’autres artistes (danseurs, vidéastes, comédiens,
musiciens, plasticiens) et par les espaces dans lesquels
elle se déploie : rues, galeries, autobus, églises,
bars, théâtres, bibliothèques, scènes musicales,
appartements, festivals ; et internet, via la
chaîne Voicekabinett sur Youtube qui publie et diffuse
ses poèmes-webcam.
Ses recherches rythmiques et mélodiques sur le phrasé de
la parole, son usage du cri et de la voix comme éléments
essentiels d’une corpOralité du poème, son attention
portée au geste et à la transmission d’énergie
répercutent des thèmes récurrents – complexité de la
sexualité, enfermements dans le rêve et l’illusion,
maladie mentale, incarcération, assignations
identitaires, séparations, deuils… Elles n’excluent ni
le jeu, ni la fiction, et forment ce qu’il appelle des
parloirs : entre harmonie et dissonance, une oraliture.
Il est également traducteur de poésie américaine (beat
poetry et spokenword), animateur d’ateliers d’écriture
et metteur en scène pour des projets de création
partagée avec des publics amateurs.
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